La vengeance du lapin (suite)
Elle attendit un an, elle détestait aller se faire trifouiller les dents. Elle avait accouché sans se plaindre de nombreuses fois mais ne supportait pas la douleur chez le dentiste. Seule, l’idée que la dent d’en haut risquait de lui rester dans la bouche un jour, même pas intéressante pour la petite souris qui pourtant garnissait les tirelires de ses petits enfants, la fit retourner sur le fauteuil en skaï, sous la lampe qui éblouissait les yeux. Le dentiste lui expliqua les avantages et les inconvénients des différentes solutions à son problème, en fait deux solutions, trois si on laissait les choses en l’état, mais ça, c’était hors de question : une extension, c'est-à-dire augmenter la portée de la dent précédente qui permettrait au moins d’étendre la plage de mastication et de la rendre ainsi plus confortable ou alors, ce qui était plus séduisant mais aussi plus onéreux, la fausse dent, autrement dit pour parler moderne et notre patiente se voulait moderne, l’Implant Dentaire. Elle alla sur internet, compulsa des brochures. Ça paraissait idyllique, sans douleur ou presque et tellement plus naturel en fin de compte. Elle compta et recompta les sous de son livret épargne, ça faisait beaucoup de petites souris mais elle se résolut à la chose. Le dentiste était content, c’était rentable pour lui et il adorait ce travail qui relève de la chirurgie, de l’esthétique, de la sculpture, du grand art enfin.
Un beau matin d’automne (et oui, il fait toujours aussi beau dans le Midi), on entreprit le travail. Elle était confiante et même si les piqures furent assez douloureuses, à la limite de ce qu’elle pouvait supporter, elle garda le sourire (difficile la bouche ouverte, mais au moins, elle ne pleura pas) et se laissa faire : la tronçonneuse pour couper la gencive, la perceuse pour trouer l’os, la visseuse pour installer le pivot et la vis par-dessus tout ça. Et puis on attendit que la nature fasse son œuvre, souder l’os autour du pivot. Au bout d’un mois, elle revint s’asseoir sous la lampe et le dentiste vérifia la solidité du système : une petite grimace indiqua que quelque chose n’allait pas : « ça bouge », dit-il « ou alors, c’est la vis… » On patienta encore un peu, deux semaines « ça bouge », dit-il encore, « dans un mois j’enlève la vis, si l’implant n’a pas pris, tout ressortira ». Un mois plus tard, elle était dans la salle d’attente à regarder une revue, de celles qu’on ne lit que chez le dentiste ou le coiffeur et qui nous racontent les péripéties amoureuses d’un tel ou d’un autre. Il la fit entrer dans son cabinet, ils ne se regardèrent pas, crispés l’un et l’autre devant sans doute, l’inévitable. Dans quelques secondes, ce serait le verdict : la réussite ou l’échec. Il prit son tournevis, elle ouvrit la bouche et poussa un hurlement : « ça fait mal, vous m’arrachez l’os ». Piqures encore et enfin il put travailler tranquillement… Il sortit enfin la vis, l’air victorieux : on a gagné, ce n’était pas l’implant qui bougeait, c’était la vis qui avait du jeu. Le reste ne fut que plaisir, douceur, et de semaine en semaine on avança dans le travail, elle put contempler le moignon de titane qui servirait de base à la dent : il n’y avait plus que la couronne à faire avec empreintes préalables. Elle revint donc sur le fauteuil en skaï, sous la lampe aveuglante, ferma les yeux, ouvrit la bouche et accepta la pâte durcissante puis la couronne officieuse qu’il fallut néanmoins enlever une fois de plus pour la polir et la mettre à la taille idéale en attendant l’engin définitif. Mais pourquoi avait-il tant de mal à la sortir cette foutue chose ? Dure mais quand même. Enfin, elle voulut bien s’extraire. Mais alors, il devint livide, sa bouche se tordit dans un rictus proche du sanglot, ses mains s’activèrent au fond de la bouche : « ça bouge, ça bouge » dit-il, c’est foutu, je ne comprends pas ce qui s’est passé, je n’ai plus qu’à tout enlever ». Il mit une fois de plus ses doigts tout au fond de la bouche puis dévissa, dévissa, dévissa et arracha : l’Engin était là sous leurs yeux, triomphant… Belzébuth avait gagné, le lapin était vengé !
Mais qu’allait faire notre héroïne ? Allait-elle en rester là, allait-elle tout recommencer dans quelques mois comme le suggérait le praticien, allait-elle opter pour la solution extensive de la dent précédente ? Et bien, vous le saurez peut-être un jour, si vous êtes patients ! Notre lapin n’a peut-être pas fini d’assouvir sa vengeance !